Notre enfant à nous deux

Photo by Alex Green (pexels)

« Le juge vous regarde. Monsieur, vous allez payer. »

« Un homme noir qui s'implique est suspect. »

« Les papas ne connaissent pas leurs droits. Donc on offre 30 minutes d’avis juridique pro bono. »

Dans nos deux derniers épisodes, on a rencontré plusieurs papas qui parlaient de leurs expériences, de leurs aspirations, des valeurs qu'ils veulent inculquer, etc. Un des papas qu'on a rencontrés, c'est Jean-Philippe. Un gars de Montréal, dans la quarantaine, qui a une fille adulte et un garçon adolescent. En nous parlant de son expérience, Jean-Philippe nous a raconté tout ce qu'il a dû traverser pour conserver la garde de ses enfants. No joke, son histoire m'a vraiment marqué. Puis je pense qu'elle mérite d'être entendue parce qu'elle parle de difficultés que d'autres hommes vivent, mais en silos. Elle parle de ce qui peut arriver à ces hommes-là, des ressources qui existent pour eux, de l'importance de se mettre dans la peau des autres avant de les juger, Puis en parlant à des gens qui interviennent auprès des personnes racisées, je me suis rendu compte que l'histoire de Jean touche aussi à des façons de parler et de penser qui sont répandues dans les communautés afro-caribéennes et qu'il serait peut-être temps de remettre en question. Alors, sans plus attendre, voici l'histoire que Jean-Philippe a partagée avec nous, suivie de l'éclairage de deux intervenants.

Il y a une douzaine d'années, Jean-Philippe se sépare de sa femme avec qui il a un petit garçon. Il est aussi papa d'une fille préadolescente qu'il a eue d'une précédente relation. Au début, son ex-femme et lui ne s'entendent pas vraiment sur la garde de leur fils, mais après quelques démarches judiciaires, tout rentre dans l'ordre. Par contre, avec la mère de sa fille, c'est une autre histoire. Les choses commencent à s’envenimer quand elle va rentrer au secondaire.

« Là où ça c'est rendu, c'est que je me suis fait poursuivre en cour. Elle exigeait que je paie l'école. Elle voulait que l'enfant aille à l'école secondaire au privé. J'ai pas refusé. J'ai fait les démarches et tout. Elle a été inscrite au privé. Sauf que ce qu'il y avait derrière ça, c'est qu'elle voulait pas me dire que c'était à moi de payer l'école privée, qu'elle ne voulait pas payer. Donc c'était à moi de prendre la pleine charge de l'école privée. Donc ça a créé un conflit. J'ai dit : "on aurait pu en discuter". Elle en a profité tout simplement pour me dire si je ne payais pas l'école privée… Elle ne m'a pas demandé,  j'ai reçu une requête de cour disant que je ne m'étais jamais occupé de l'enfant et qu'elle me réclamait 50 000 $, pension arriérage et ainsi de suite. Pendant ce temps-là, j'étais seul. J'avais aussi mon fils. Donc là, écoute, ça ne marche pas. »

Cette requête judiciaire, c'est le début d'une longue bataille coûteuse pour Jean-Philippe. La bataille va lui coûter cher financièrement, émotionnellement et même sur le plan de sa relation avec sa fille.

« Donc là, bon, commence la galère avec les avocats, engager les avocats, par-ci par-là. Mais là où ça a commencé à dégénérer, c'est lorsque j'ai commencé à avoir des problèmes avec ma fille. En cours, je gagnais ma cause, mais là, on a commencé à avoir de l’aliénation parentale. Là […] les choses qui arrivaient que je ne comprenais pas me frappaient. J'étais dépourvu, je savais pas comment réagir à cette situation-là. Je voyais ma fille partir. Je comprenais pas le système de justice non plus. C'est là qu'on comprend pas. Les choses arrivent, mais on peut pas se défendre vraiment. Tu payes un avocat. On te dit non, monsieur, vous ne pouvez pas faire ça, vous ne pouvez rien faire. Dans le fond, vous voyez la situation arriver. Comme l'aliénation parentale, c'est un sujet, à ce moment-là, que je ne connaissais pas. Je ne comprenais pas. Donc, il a fallu que je cherche de l'aide. Il a fallu que je cherche à comprendre parce que le système de justice ne t'aide pas. Tout simplement, il ne fallait pas en parler. Lorsqu'on abordait ce sujet avec l'avocat, il disait non, il ne faut pas parler de ça, sinon ça peut se tourner contre vous. C'était la seule chose qu'il vous disait parce qu'il ne voulait pas se lancer là-dedans. Mais dans la réalité, ça arrivait, mais on ne pouvait pas mettre de mots dessus. »

L'aliénation parentale, c'est quoi? Dans le fond, c'est quand un des parents influence l'esprit de l'enfant pour le pousser à rejeter l'autre parent sans une bonne raison ou encore force l'enfant à perdre toute affection pour l'autre parent. Dans le cas de Jean-Philippe, lui, ce qu'il constatait, c'était que sa fille était vraiment plus froide avec lui, plus distante, plus hostile.

« À un moment donné – autre situation folle – je m'en vais chercher ma fille. Il a fallu que j'attende. J'ai une ordonnance de cour, là. J'ai mes papiers de cour, là. J'ai gagné ma cause en cour. La cour m'a accordé la garde partagée, que j'avais déjà, d'ailleurs parce que l'enfant n’était jamais dans une situation où elle avait des limites pour aller chez soi, chez un parent, chez l'autre. Maintenant, je vais chercher ma fille, j'envoie un message texte à la mère : "je vais venir à telle heure". Elle ne me répond pas. J'appelle ma fille : "écoute ma grande, je viens te chercher à telle heure.". Elle ne me répond pas. Finalement, je me déplace – je n'ai pas le choix, parce que si je ne me déplace pas, ils vont dire que je n'étais pas venu. C’était du n'importe quoi! Fait que je vais la chercher. Finalement, elle embarque dans l'auto, me dit : "ah non, je ne vais pas venir chez toi". Je lui dis : "écoute, ma grande, pour l'instant, on va faire ça comme ça, OK? On va respecter l’ordonnance de cour, ta mère et moi. On va essayer de la respecter. Puis ensuite, s'il y a des choses à ajuster, on ajustera". Je suis en train de rouler sur Maurice-Duplessis. Ma fille me dit : "non, je ne veux pas aller chez toi". Là, j'arrête à la lumière, elle débarque de l'auto. Ma fille a 13-14 ans. Elle débarque de l'auto. Je suis comme what the... Faut que tu restes calme. Ma fille appelle la police. Ma propre fille, elle appelle la police. Puis elle appelle son oncle, le frère de sa mère, pour venir la chercher parce qu'elle veut pas aller chez moi. Écoute, qu'est-ce que j'ai fait à l'enfant? Absolument rien. Tu comprends? Fait que c'est toutes des situations où t'es comme, tu fais quoi? »

Si vous avez écouté l'épisode précédent, Jean-Philippe c'est le papa qui année après année amenait sa fille à ses cours et à ses compétitions de patins quand elle était petite. Le papa qui restait dans les gradins pendant les pratiques, qui achetait les patins à 800$, les costumes, etc. Et là, les choses aujourd'hui vont tellement mal avec cette même enfant-là qu'il doit la voir être convoquée par la juge dans le conflit qui l’oppose à sa mère.

« Lorsque je suis arrivé en cour, la première cause, la première fois, la mère a été pratiquement obligée de dire : "ouais, c'est un bon père et tout sauf que je ne veux pas lui donner la garde". On a dû aller faire une analyse psychosociale […] La juge a entendu les deux parties, puis, elle a fait la remarque à la mère : "mais qu'est-ce que vous reprochez au père? Vous dites vous-même que c'est un bon père, qu’il s'est toujours occupé de l'enfant. Et là, vous voulez quand même l'empêcher de voir l'enfant". Là, ils ont dit que non, c'est l'enfant qui ne veut pas. Imagine, moi, je suis à la cour, là, je viens de payer un avocat toute une journée, il est deux heures l'après-midi, la juge a écouté tout le monde. Et là, on dit : "Madame la juge, l'enfant veut vous parler". Fait que mon enfant était à l'école Saint-Jean-Vianney, il a fallu aller la chercher, faire une pause. Ils ont insisté pour que la juge écoute l'enfant. Tout ça pour essayer de dire que l'enfant ne veut plus aller chez son père. T'imagines? Ton propre enfant, là, que t'aimes et dont tu veux le bien-être, là. Puis tout ce que tu veux, là, c'est que ton enfant participe à une gamique pour que cet enfant-là repousse son père. Fait qu'ils ont dû aller chercher l'enfant à l'école, dans le fin fond de Rivière-des-Prairies, l'amener au centre-ville. Pendant ce temps-là, on attend que l'enfant parle à la juge – à huit clos – pour que l'enfant vienne pleurer devant la juge pour dire ce que sa mère voulait qu'elle dise à la cour. Imagine, dans le quotidien, tu dois vivre ça. Ton enfant vient chez toi. Commence à te donner de l'attitude. Le seul autre parent avec qui tu dois régler ça, c'est l'autre. C'est sa mère. Mais tu sais déjà que c'est cette personne-là qui crée ce chaos avec un enfant qui a à peine 13 ans. Fait que, toi, là, t'essaies de rester calme. Toi, là, t'es un noir. Ça prend pas grand-chose, on appelle la police, puis tu te retrouves avec un casier judiciaire. Fait qu'il faut que tu restes calme. Il faut que tu gères toutes les situations avec calme. On te fait ci. Tu dois l'absorber. Jusqu'à ce que ma fille ne vienne plus chez moi. »

Avec tout ce qui se passe en cour et hors cour, Jean-Philippe se sent vraiment déboussolé et à court de ressources.

« J'avais beaucoup de difficultés, il y avait de la colère, puis en même temps il fallait continuer le quotidien. Tu as quand même deux enfants, il faut quand même continuer à faire comme si de rien n'était, à être le papa, à être fort, à continuer à les amener dans leurs activités, te battre de chaque côté pour, je vous dirais, juste voir ses enfants, juste garder une connexion, une vie avec ses enfants. Il fallait pratiquement marcher sur des œufs tout le temps. Donc, à un moment donné, ce qui arrive dans la vie, en tant que père, ce que j'ai compris, c'est que c'est difficile de s'exprimer. T'avais pas le temps de te plaindre, tu peux pas appeler des gens puis commencer à te plaindre. Quand tu perds le contrôle, c'est un peu difficile parce que tu ne veux pas mal paraître. Tu ne veux pas paraître pour quelqu'un de faible. Tu ne veux pas paraître pour quelqu'un qui se plaint. Mais en même temps, tu dois quand même continuer à subir l'injustice. Parce qu'on va juste te dire qu’il n'y a rien à faire, que c'est comme ça. Mais pendant ce temps-là, on te dit que tu dois t'occuper de tes enfants. Puis quand c'est quelque chose de primordial, tu veux t'occuper de tes enfants. Mais perdre le contrôle, ça, c'est quelque chose qui est pratiquement inacceptable. »

Pour ce papa, ce qui est clair, c'est qu'il vit une injustice. Il commence à chercher des ressources qui vont l'aider à combattre ce qu'il vit. En contactant divers organismes, il finit par tomber sur RePère, un organisme dans Ahuntsic. Ça va devenir son phare dans la tempête.

« J'ai rencontré un travailleur social. Dans le fond, le gros, c'est qu'il m'a écouté. Fait que j'ai compris que j'étais pas seul dans cette situation. Puis ça m'a permis de... À chaque rencontre, je parlais. Je me vidais le sac, comme on dit. Mais j'ai participé à des ateliers. Je pense que le premier atelier, c'était un souper spaghetti. J’y suis allé avec les enfants et ça a juste permis de valoriser le rôle de père. Juste cette activité-là, juste d'être avec d'autres pères, puis juste d'être là, puis de comprendre que c'est des situations que tout le monde vit, ça stabilise un peu la situation, mentalement. De pas être perdu, de pas se sentir seul, qui vit ça, parce que c'est beaucoup de frustration. Par la suite, ça m'a permis de m'organiser. On a eu accès à un avocat, donc j'ai pu discuter, comprendre un peu, faire la part des choses, pis vraiment donner un sens à tout ce qui arrivait. Puis, à partir de là, j'ai su quoi faire. Donc, vraiment, RePère m'a comme stabilisé. Stabiliser, me faire comprendre que je n'étais pas seul et qu'il y avait quelqu'un qui était là pour m'écouter. Déjà, c'était la première chose. »

Depuis 1995, RePère aide les papas en difficulté en offrant, entre autres, de l'accompagnement psychosocial, des ateliers de développement des compétences, des groupes de soutien et des activités père-enfant. Mais le service pour lequel on fait le plus souvent appel à RePère, c'est sa clinique juridique. Sa directrice par intérim, Sabine Duclair.

« Les papas ne connaissent pas leurs droits. Donc, c'est : "qu'est-ce que je fais, je ne peux pas voir mon enfant". On travaille avec un avocat qui donne 30 minutes d'avis juridique pro bono. On écoute le papa d'abord avant de référer, on prend le temps de savoir c'est quoi exactement la situation et on le réfère à notre avocat qui, lui, offre 30 minutes gratuites. Normalement, les avis juridiques, il faut payer pour ça. Donc là, on lui donne 30 minutes où il peut poser ses questions. Donc, on fait un petit travail avec lui d'abord. On lui dit, prépare tes questions d'avance pour maximiser ce 30 minutes-là. Donc, les questions d'ordre juridique, c'est la priorité. Souvent, c'est DPJ. Donc, on a des références parfois de la DPJ qui envoie des papas chez nous aussi. Ça, c'est le deuxième, je dirais. C'est souvent conflictuel avec l'ex-conjointe, souvent. Le sujet, c'est la coparentalité qui est souvent difficile aussi. Donc, je dirais, dans le premier, il y a la clinique juridique, tout ce qui est juridique. Deuxième, ce serait tout ce qui est coparentalité, égal-égal, DPJ aussi. Il y a des situations que la personne n'est pas nécessairement séparée de la conjointe, mais il y a des situations de conflits avec la DPJ. Donc, on embarque à ce moment-là pour les compétences parentales. Donc, on a des ateliers, puis on a un programme spécifique aussi pour les compétences parentales. Et après, en dernier lieu, c'est des fois des papas qui appellent simplement en disant qu’ils ne savent pas comment faire. Je ne peux pas dire que c'est rare, mais ce n'est pas vraiment le plus courant qu'on a dans nos usagers. Et il y en a vraiment qui aiment juste passer du temps avec d'autres papas, qui aiment venir dans les activités, juste jaser de sujets qui les concernent aussi entre eux. »

Au bout du compte, Jean-Philippe a obtenu la garde partagée de sa fille et de son fils. Mais étant donné la relation qu'il a avec sa fille, qui était déjà houleuse, il a décidé d'abandonner son droit de garde.

« Moi, à la fin, je l’ai pas plus eue, ma fille. Mais au moins, j'ai eu la paix d'esprit de savoir que j'ai fait tout ce que je pouvais, tout ce qui était dans mon possible pour que la situation soit correcte. C'est avec cette paix d'esprit que moi je vis aujourd'hui. J'ai fait tout ce que j'avais à faire. J'ai pas juste abandonné pour dire : "c'est la faute à ta mère". J'aurais pu juste faire ça, mais c'est pas ça que j'ai fait. Je me suis assuré de faire tout ce que je devais faire en tant que père pour être digne du nom de père. Je marche la tête haute. Si ma fille un jour, elle veut savoir ce qui s'est passé, je vais lui en parler. Très humblement, très simplement, sans avoir à rajouter, sans avoir à inventer. Je vais juste lui dire les choses telles qu'elles sont. J'ai aucun malaise avec ce qui s'est passé, avec ce que j'ai fait dans tout le processus. J'ai pas de remords à rencontrer mon enfant plus tard, puis lui dire. »

Il y a une des choses que Jean-Philippe nous a racontées qui m'a pas mal fait réfléchir. C'est une façon de voir le rôle du père et de la mère dans la communauté haïtienne, mais aussi dans la communauté afro-caribéenne. Jean-Philippe.

« Je pense que nous, les hommes, on doit parler plus. On doit rendre ça normal. Comme les femmes, la violence, comme qu'on en parle normalement puis que c'est inacceptable, de la même façon, les hommes aussi, il y a des choses qui sont inacceptables, qui nous arrivent, qu'on doit normaliser que de dire que ce n'est pas acceptable. Se faire enlever nos enfants pour tout simplement dire que les enfants appartiennent aux femmes, ce n'est pas vrai, ça. Pas que le système, c'est les stéréotypes. On s'imagine que le système est comme ça, mais ce n'est pas vrai. »

Les enfants reviennent aux mamans. Ça, j'ai entendu ça pas mal toute ma vie, puis bizarrement, même si je n'y crois pas, je n'ai jamais réalisé à quel point c'est ancré dans nos modalités. Pour mieux le comprendre, on a parlé à Myriam Coppry, la fondatrice de la clinique multidisciplinaire NUNANUQ Services Interculturels. Elle offre du coaching aux parents de la diversité culturelle qui vivent des difficultés. Dans son travail, elle en rencontre des parents immigrants ou bien descendants d'immigrants en conflit de garde. Souvent, le conflit vient du fait qu'un parent accepte mal la séparation. Des fois, c'est complexifié par le fait que la personne laissée, ce n'est pas elle qui a voulu immigrer.

« Mais si on rajoute une troisième couche que je vois plus dans la communauté afro-caraïbéenne, c'est qu'en fait, souvent, quand les couples se séparent, on se sépare de l'enfant aussi. Les mamans ne laissent pas beaucoup de place aux papas, et les papas ont du mal à prendre leur place. Donc la gestion de cette coparentalité, même si on n'est plus un couple, c'est un apprentissage qui est très, très nouveau dans la communauté afro-caribéenne. »

Cette conception-là de la famille, des chercheurs la font remonter à l'époque de l'esclavage. C'était une sorte de réponse, de mécanisme de défense, si on veut, contre le déchirement des familles. Mais là, le contexte a changé. Encore une fois, Myriam Coppry.

«  Il faut remonter à l'histoire, sur la constitution des sociétés afro-caribéennes et même afro-américaines, qui se sont construites sur l'esclavage. Il faut vraiment remonter à cette période-là. Et à cette période-là, on pouvait vendre les enfants, les femmes et les hommes. Et les couples n'avaient pas le droit de se marier. Même s'ils se faisaient un mariage, les maîtres n’en tenaient pas compte. Donc on pouvait séparer les couples. Il n'y avait aucune garantie. Les femmes ont trouvé un mécanisme très intéressant pour protéger les enfants. Et là on voit quand même, même si les gens étaient dans la souffrance, ils étaient résilients. Donc ils avaient compris, comme on pouvait vendre les parents, on protège les enfants comment. Et les enfants étaient confiés aux grands-parents. Donc, c'est comme ça que s'est bâti nos sociétés sur ce qu'on appelle un modèle matrifocal. Il y a beaucoup d'études qui ont été faites là-dessus et on n'est pas une société matrilinéaire, mais matrifocale. Tout est autour des femmes. Et même si les hommes sont présents, c'est comme s'ils étaient absents. Donc, relégués un peu aux au rang de procréateur. Ils sont là pour donner des enfants. Accessoirement, ils peuvent travailler et soutenir financièrement, mais une place véritable, ce n'était pas possible dans le contexte de l'époque. On remet ça dans le contexte. Ce n'était pas possible, on ne peut pas s'investir émotionnellement dans une relation qui n'est même pas autorisée, et que du jour au lendemain, quelqu'un va faire éclater cette famille. Ce n'est pas possible. Donc les gens ont trouvé des mécanismes. Et autour de cela, les femmes se sont constituées un réseau pour protéger les enfants avec les grands-mères. Et on voit encore aujourd'hui, en 2024, quand je demande aux gens qui viennent me voir qui les a élevés? Ils me disent C'est ma grand-mère. On a reproduit le modèle mais on n'a plus les mêmes enjeux. Alors du coup les femmes sont les gardiennes même de cette transmission, des enfants. Donc quand les couples se séparent, c'est pas grave, le gars il part et puis les femmes vont être fortes et puis elles vont continuer à élever les enfants. Donc on n'a pas appris à gérer les séparations d'une manière adéquate, pour les enfants. Parce qu'une séparation qu'on gère bien, donc cette coparentalité, et même si on se sépare pas, gérer bien la relation de parents, ça s'apprend. C'est pas seulement, le papa est là seulement pour la discipline, non. On est ensemble, on a une vision commune pour éduquer les enfants. Et ça, il nous manque un peu d'apprentissage. à ce niveau-là. C'est des traumatismes qui sont très vieux et qui continuent à, je dirais, à transparaître dans notre façon d'être en relation dans les couples. »

Disons que je me fais l'avocat du diable. Qu'est-ce que ça fait si deux parents se séparent et que l'enfant n'a plus de contact avec son père et qu'il soit principalement éduqué par sa mère? Au pire, il y a grand-mère ou bien il y a la tati pour aider.

« Qu'est-ce que ça fait ? La grand-mère est là, la tante est là. Ça parle d'un réseau. Dans nos pays, ça va. Le réseau est là, tout le monde fait ça. Il y a une cohérence. L'enfant qui va aller à l'école, ses amis aussi sont élevés par les grands-mères, les tantes. Il y a la cohérence. Ici, il n'y en a pas. »

« La coparentalité, c'est avoir la même direction au niveau éducatif, une cohérence, c'est-à-dire qu'on s'entend sur les bases, on s'entend sur les règles, on s'entend sur le fonctionnement des deux parents, pour éduquer les enfants. Alors, qu'on soit ensemble ou non, Donc c'est ça la coparentalité. Donc il n'y a pas de divergence. Le maître mot, c'est la cohérence dans les pratiques éducatives et il faut que ce soit positif dans l'intérêt et le bien-être de l'ensemble.

Dans le fond, le mot d'ordre, c'est cohérence. Cohérence avec son époque, cohérence avec sa société, cohérence aussi avec l'autre parent. Mais ce qui arrive, c'est qu'on a des attitudes d'un autre temps, qui ne concordent pas toujours avec la société d'aujourd'hui. Dans nos communautés, les femmes se font dire qu'elles doivent être fortes à tout prix, qu'elles doivent être des piliers, des poto mitan, comme on dit. Mais aujourd'hui, avec nos vies hyper remplies, ça peut mener tout droit au désastre.

« Mais la femme poto mitan, c'est ça? Et c'est dévastateur. Moi, je n'ai pas d'autres termes pour ça. C'est dévastateur. Dans une société comme celle d'ici, nord-américaine, où on est déjà sous pression, où on a beaucoup d'exigences dans tous les sens du terme, dans toutes les sphères de la vie, Jouer à la femme poto mitan, c'est aller droit au Bernard. Je vais donner un exemple. C'est pour ça que je me suis intéressée au burnout parental. Quand j'étais à la DPJ, j'ai rencontré une jeune haïtienne, deuxième génération. Elle était arrivée ici très petite. Et elle étudiait, elle travaillait, elle élevait ses enfants. Elle avait deux enfants. Elle faisait tout toute seule. Puis à un moment donné, elle a senti qu'elle était fatiguée. Qu'est-ce qu'elle a fait ? Elle a fait venir sa sœur pour l'aider à la maison. Comme elle avait vu sa mère faire. Elle a reproduit la même chose, sauf que sa sœur n'avait pas le temps de s'occuper de ses nièces et de son neveu, elle avait sa vie. Le message qu'on lui lançait, c'est qu'elle pouvait tout faire, mais elle était épuisée. Et un jour, elle s'est effondrée. Bon, j'appelle ça effondrée, la DPJ est arrivée. Et en la questionnant, je me suis rendue compte, en fait, qu'elle voulait une garde partagée avec les papas. Parce qu'il y avait deux papas. Elle voulait une garde partagée. Mais sa mère lui disait, non, tu es une femme forte. Tu es capable d'élever tes enfants. Et parce qu'elle n'a pas été en mesure de s'affirmer, de respecter ses limites, elle est arrivée jusque-là. Pourtant, c'est une femme très, très bien structurée. Mais elle s'est retrouvée dans des problèmes de DPJ parce qu'elle a fait un épuisement dans son rôle de parent. Une jeune femme qui travaille, qui étudie, qui élève deux enfants. Elle voulait juste ça, une garde partagée. Et elle me l'a dit. Elle m'a dit que c'est tout ce qu'elle voulait. Mais son milieu familial lui renvoyait, il dit, non, tu es une femme forte, tu n'as pas besoin de gars, tu peux élever tes enfants toute seule. Si tu n'y arrives pas, c'est parce que tu n'es pas bonne. Absolument, et sa mère était très dure avec elle, très très dure. Donc ça ne marche pas les femmes poto mitan ici. Ici, tu as tout sur les épaules, ça ne fonctionne pas. Et il n'y a personne pour protéger les enfants. Là-bas, t'as quelqu'un qui va regarder, ton voisin va te dire « Oh, fais ton enfant là, je l'ai vu là. » Ou même ton enfant va voir que le voisin l'a vu, il va se tenir bien. Ici, c'est quand la police va arriver devant chez toi, que tu vas savoir ce que ton enfant fait. Parce que même ton voisin, il sait, mais il va rien te dire. Donc non, ça ne marche pas. Et ça, on doit l'apprendre. Parce qu'on a été élevés comme femmes, il faut tomber dedans. Et on doit pouvoir avoir beaucoup de compassion envers nous-mêmes, nous les femmes. On doit apprendre. On doit apprendre à ne pas toujours être sous la gogogogo, je dis ça, mais je dis comme ça encore. Ça va beaucoup mieux. Mais non, c'est vraiment... C'est un travail pour laisser la place aux hommes. C'est un travail. Donc, ce n'est pas évident. C'est aussi notre responsabilité en tant que femmes. »

Une autre affaire qui nous a marqués dans ce que Jean-Philippe et Mme Coppry nous ont dit, c'est la perception que le système a du père noir. On ne va pas se le cacher. L'homme noir est déjà perçu d'une certaine façon par le système et ce n'est pas toujours de manière positive. Je vous laisse entendre les expériences de Jean-Philippe et de Mme Coppry.

« J’arrive en cour et dans les deux cas, on m'a mis coupable avant d'être innocent. À chaque fois que je suis arrivé devant le juge, ils m'ont regardé. Je sais pas si c'est parce que j'étais un jeune noir, début trentaine. Mais c'est comme ça qu'on m'a regardé. Mais j’arrivais toujours préparé, avec mes documents. Quand j'ai commencé à argumenter, les choses ont complètement changé. À la cour, j'ai toujours eu raison. C'est pour ça que je dis qu'il faut faire attention. Le système, il est équitable, mais il faut que tu te prouves à la cour. Si t'arrives là déjà en victime et que t'as pas fait tes choses comme il faut, tu t'es pas préparé, on va te regarder le jeune noir, t'es un délinquant, t'as des dreads […] Je te jure, je suis arrivé à la cour, la juge m'a regardé. Une fois que les avocats ont fait leur introduction, la juge m'a regardé et m'a dit, « Monsieur, vous savez, vous allez payer. » Comme ça. Moi, j'étais comme... Je vais payer. OK. Elle m'a dit ça comme ça, parce que c'est comme si... parce que la mère demandait la garde. La garde complète. Puis, je pense que le message, c'est de dire, « Monsieur, vous allez quand même payer une pension alimentaire. » Écoute, on sait, là, une pension alimentaire, regarde. Peu importe ce qui arrive. payer une pension alimentaire, on entend que c'est équitable. Il n'y a pas de problème. Mais en arrivant à la cour, sans avoir entendu aucun argument de personne, la juge vous regarde, « Monsieur, vous allez payer. » J'ai un peu... En voulant dire, j'ai un travail... Moi, je ne comprenais pas, tu vois. J'ai un travail, oui, je travaille, puis je n'ai pas de problème financier. Je suis juste là parce que je veux avoir la garde de mon enfant, tout simplement, équitablement. Mais ce sont des choses, encore une fois, si tu n'es pas préparé, si tu n'es pas mentalement prêt, tu vas abandonner. »

Myriam Coppry : « Le système a une perception de l'homme noir. Un homme noir qui s'implique est suspect. Il est contrôlant. Et là, je vais parler d'une expérience personnelle. J'ai un garçon, je suis noire, il est noir. Et quand il a eu son premier enfant, il était avec sa copine qui est blanche, et puis, moi je leur ai dit, allez dans l'organisme La Maison Bleue. Je leur ai dit, allez à La Maison Bleue parce que c'est l'endroit pour les jeunes parents. Moi j'ai vendu le truc, moi j'y croyais là. Les deux enfants sont nés ici au Québec. Moi je leur ai dit, vous allez avoir les coups prénataux, le suivi avec le gynéco, tout ! C'est là qu'il faut aller, vraiment. Et puis, ils m'ont écoutée. Je travaille à la DPJ quand même, je sais ce que je raconte. Ils m'ont écoutée. Ils sont allés. Mon fils allait aux visites et tout. Et à un moment donné, ils ont voulu parler seuls avec sa copine parce qu'ils pensaient qu'il était violent, parce qu'il était toujours là. ils n'étaient pas habitués à avoir un papa noir impliqué. Après, avant d'aller accoucher, ils ont reçu un document pour amener à l'hôpital. Moi, je regarde le document, je consulte et là, je me rends compte qu'il n'y a que des préjugés :  "La dame est toujours venue seule, ils n'ont jamais vu le conjoint". Il était venu, mais dans le document, c'est ce qui était marqué. Donc même si un père noir veut s'impliquer, le système le perçoit comme un danger. Donc il a plus d'efforts à faire qu'un père québécois blanc. Et c'est réel, c'est pour cela qu'ils trouvent ça difficile, les hommes. Donc on n'est pas dans une société égalitaire pour tous, parce que les hommes noirs, on les décrit comme des hommes violents, non impliqués auprès de leurs enfants, et batteurs de femmes. et j'ai mon partenaire, un de mes partenaires, professionnel, doctorat en psychoéducation, il est noir, il a eu son premier enfant, et lui-même il a été victime de cela. L'infirmière qui vient à la maison, qui lui dit : "attention monsieur, vous pouvez écraser votre enfant, parce que vous êtes un homme" – parce qu'il faisait du cododo, je ne sais pas trop. Et elle ne lui parlait pas, quasiment. Elle ne lui parlait que pour dire des choses négatives. C'est un danger pour l'enfant, pas la mère. Donc, quelle est la place de l'homme noir ? Déjà, il doit prendre sa place dans sa propre communauté, mais en plus, il doit prendre sa place dans la société. »

En parlant avec Jean-Philippe, Myriam et Sabine, je trouve que ça met pas mal de choses en perspective. On les connaît les stéréotypes du deadbeat daddy, du gars qui abandonne ses enfants ou qui se dédouane de ses responsabilités de père parce que c'est un lâche, un trou de you know what, pis ci, pis ça. Mais des fois, vous avez pas l'impression que c'est, je sais pas moi, juste un petit peu trop simpliste comme explication, que ça manque de nuance. C'est facile de juste généraliser, mais quand on s'intéresse au cas particulier, quand on se met dans la peau de l'autre, on découvre que tout n'est pas noir et blanc.

Jean-Philippe : « Avant de l’avoir vécu, il n'y avait pas de monde autour de moi qui pourrait me dire : "j'ai vécu l’aliénation parentale." Souvent, ce qu'on entendait, c'est que le père n'est plus dans le décor. Le père n'est plus là. Il ne s'occupe pas de son enfant. C'est là que j'ai commencé à comprendre, wow. Pendant toutes ces années, on me disait que les gars ne s'occupent pas de leur enfant, ils ne sont pas là. Mais là, j'ai commencé à comprendre, c'est normal. Comment peux-tu passer à travers tout ça, puis avoir les finances pour t'occuper de ton enfant? Tu comprends? Un, si tu veux juste payer les pensions alimentaires, bien, il faut que tu travailles. Il faut que tu travailles pis que tu te fasses petit, parce que toi aussi, tu dois survivre dans tout ça. Tu dois te loger, te nourrir, avoir une voiture, avoir une vie quand même. Tu comprends? Fait que de là à dire que tu dois te battre pour continuer à avoir ton enfant, moi, c'était primordial. Il fallait que je le fasse. Mais je comprends beaucoup de monde qui abandonne parce que c'est quelque chose d'un processus très, très, très difficile. Émotivement, financièrement, puis pour ta santé mentale aussi. »

Cet épisode d’Odyans a été écrit, monté et réalisé par Christina Dabel et Ralph Bonet Sanon. Suivez-nous sur Instagram, Facebook et visitez odyans.com pour plus de contenu.

 

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2024

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