“Kidnapping Inc.”, un regard différent sur Haïti

Rolaphton Mercure (gauche) et Jasmuel Andri (droite) se donnent la réplique dans « Kidnapping Inc. ». Jasmuel Andri co-signe aussi la scénarisation avec Bruno Mourral. (Photo : gracieuseté)

Peyi a pa bon! Le pays va mal, l’insécurité règne et pourtant, ces jours-ci, un cinéaste haïtien fait la promotion d’un film qui met le doigt sur le problème tout en restant comique. Du festival Sundance au Festival Cinestar, en passant par le Festival international du film black de Montréal (FIFBM), Kidnapping Inc., de Bruno Mourral, désarçonne par son mélange de drame, de comédie noire et d’action.

C’est que Kidnapping Inc. ne se cantonne pas. Oui, le film traite de sujets sérieux comme la violence armée, la corruption, les divisions de classe et le colorisme. Toutefois, la production franco-canado-haïtienne ne verse pas dans le poverty porn. Elle ne fait ni dans les images de misère révoltante ni dans la musique mélo pour plaindre ces pauvres Haïtiens. Au lieu de ça, elle mêle sans complexe la gravité des sujets à de l’humour noir, grâce des interprétations investies, des dialogues « savoureux » – comme ils ont été décrits au FIFBM en septembre – et des scènes d’action enlevantes.

« Certaines ​personnes ​ont ​été ​surprises ​dans ​le ​bon ​sens, ​et ​d'autres ​ont ​été ​un ​peu, disons, ​perdues ​dans ​ce ​film ​de ​genre », observe celui qui a réalisé, coscénarisé, monté et coproduit son premier long-métrage.

« Et ​ça, ​ajoute-t-il, ça ​sera ​surtout ​l’avis ​généralement ​qu'on ​retrouve ​de ​critiques ​qui ​ne ​connaissent ​rien ​sur ​Haïti, ​ou sur ​la ​Caraïbe, ​ou ​d'une ​société ​qui ​est ​tellement ​différente ​de ​la ​leur ​et ​qui ​ne ​peuvent ​pas ​comprendre ​ce ​genre ​de ​société, ​puisque ​c'est ​tellement ​dysfonctionnel ​que ​ça ​fait ​presque ​gag ​total ​pour ​eux. »

Bruno Mourral sur son film Kidnapping Inc.

 Tragédies

Kidnapping Inc. tire son origine de tragédies humaines certes, mais aussi d’une façon typiquement haïtienne d’y faire face.

« En ​Haïti, ​on ​a ​un ​peu ​cette ​façon ​d'aller ​rapidement vers ​la ​dérision, ​de ​rapidement ​raconter ​nos ​problèmes ​à ​travers ​l'humour ​en ​fait, ​et ​je ​pense ​que ​c'est ​une ​façon ​pour ​nous ​d'alléger ​nos ​fardeaux ​parce ​que ​vu ​qu'on ​vit ​dans ​une ​situation ​compliquée ​chaque ​jour, ​notre ​seule façon ​de ​traverser ​​tout ​ça, ​c'est ​d'alléger ​la ​situation ​en ​riant ​un ​peu », expose le cinéaste kapwa (originaire du Cap-Haïtien).

Patrick Joseph et Gessica Généus s’ajoutent à la distribution, qui comprend entre autres Anabel Lopez, Manfred Marcelin, et Ashley Laraque. Des personnalités comme Evens "Atys Panch" Atys, Caelle Edmond, Cantave K et font aussi des apparitions.

L’idée du film, relate Mourral, lui est venue après l’assassinat de son père en 2005. Rentré au pays pour les funérailles, celui qui étudiait alors le cinéma en France a eu envie de parler de ​l'insécurité et ​du ​phénomène ​de ​kidnapping. Il a alors interviewé des personnes qui en avaient été victimes. « La ​plupart ​de ​ces ​gens-là ​racontaient ​leur ​histoire ​avec ​un ​certain ​humour ​et ​très ​souvent ​on ​se ​retrouvait ​tous ​les ​deux ​à ​être ​un ​peu ​inconfortables, ​à ​rire ​en ​fait ​d'une ​situation ​tellement ​absurde ​que, ​voilà, ​ce sont ​des ​choses ​qu'en ​Haïti, ​j'ai ​tellement ​vu ​des ​situations ​où ​tu ​te ​dis, ​même ​si ​tu ​mettais ​ça ​dans ​un ​film, ​les ​gens ​te ​diraient ​c'est ​exagéré, ​quoi. »

Les tragédies et les dysfonctionnements ont marqué la production de l’œuvre. Ne serait-ce que l’enlèvement de trois membres de l’équipe de tournage en 2021, l’insécurité suivant l’assassinat du président Jovenel Moïse, la pandémie de COVID-19 ou le meurtre en 2023 d’un des acteurs du fim, Ralphe « Sexi » Théodore. En dépit des difficultés, M. Mourral a poursuivi son projet qui revêt une grande importance pour lui.

« C’est important ​pour ​moi ​de ​parler ​d'Haïti. C’est ​une ​façon ​de ​présenter ​la ​culture, ​les ​musiques, ​la ​gastronomie et ​les ​paysages ​haïtiens ​qu'on ​ne ​voit ​pas ​très ​souvent ​au ​cinéma. ​C'est ​aussi ​une ​façon ​pour moi ​de ​parler ​d'un ​pays ​qui ​est ​en ​difficulté, ​d'une société ​que ​je ​critique ​dans ​le ​film, ​qui ​pour ​moi ​est ​dysfonctionnelle, ​et ​une ​façon ​de ​se ​poser ​des ​questions, ​de ​discuter ​du ​pays ​et ​de ​voir ​les ​choix ​de ​certaines ​parties ​de ​notre ​société, ​de ​différentes ​classes ​sociales ​et ​ses ​conséquences. ​Donc ​voilà, ​c'est ​un ​peu ​pour ​faire ​une ​sorte ​de ​radiographie ​d'Haïti. »

Au-delà du 1er degré

Avec son mélange des genres, ainsi que ses images et dialogue crues, le film ne fait pas l’unanimité. Prenons, par exemple, l’usage du mot neg, assimilé au « mot en n » en français, mais qui prend plutôt le sens de « homme » ou « gars » en créole haïtien. Ou l’emploi du mot mulat, dont le pendant français est à éviter, mais qui s’utilise couramment en Haïti. En focalisant sur le 1er degré, les critiques loupent les problèmes de fond dénoncés dans le film, comme l’instrumentalisation du colorisme à des fins politiques, au grand dam du cinéaste.

« Certaines ​personnes ​ne ​pourront ​pas ​comprendre ​ça, ​et ​c'est ​pour ​ça ​qu'on ​reçoit ​des ​critiques. ​Après, ​le ​film ​a ​aussi ​ses ​erreurs, il n'est ​pas ​parfait […], ​c'est ​juste ​que ​je ​dis ​que ​j'ai ​un ​problème ​avec ​certaines ​critiques ​de ​personnes ​qui ​ne ​connaissent ​rien ​de ​ce ​genre ​de ​société ​ou ​de ​ce ​pays ​et ​qui ​vont ​critiquer ​le ​film ​sur ​ça. Ils ​peuvent ​critiquer ​sur ​tout ​le ​reste, mais ​si ​je ​suis ​ouvert​ des ​fois, ça ​je ​le ​prends ​un ​peu ​mal », confie M. Mourral.

À l’affiche depuis le 11 octobre dernier dans les Antilles françaises, Kidnapping Inc. devrait sortir en salle en février 2025 au Canada et aux États-Unis. Des droits de distribution ont aussi été acquis en Amérique latine, en Asie et en Europe, annonce M. Mourral.

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